Entretien du CERVIN avec Hubert Mussotte par JP Goutouly et JC Hinnewinkel en juin et septembre 2016
L'immeuble du CIVB à Bordeaux
CERVIN : Fils de vigneron de Barsac, ingénieur agronome, Hubert Mussotte est bien connu dans le vignoble Bordelais pour avoir été de 1969 à 1993, le « Monsieur économie » du CIVB. Sans jamais abandonner son « Cru Peyraguey », propriété familiale implantée à Preignac en Sauternais, il a en effet dirigé le service économie de l’interprofession jusqu’à sa retraite. Une fois celle-ci arrivée, de retour à Preignac, il s’engage au service des vignerons de Sauternes et devient président du Syndicat de l’appellation.
CERVIN : Ingénieur agronome, vigneron, comment en êtes-vous devenu l’homme des questions économiques au Conseil Interprofessionnel des Vins de Bordeaux ?
Hubert Mussotte : Né en 1933 dans une famille de vigneron à Barsac, diplômé de l’Ecole d’agronomie de Purpan à Toulouse en 1954, j’ai démarré aussitôt une carrière professionnelle dans les institutions vitivinicoles en Lot-et-Garonne à l’Institut des Vins de Consommation Courante (I.V.C.C.)[1]. Cette première mission a eu pour objectif de créer le casier viticole départemental dont je suis devenu le premier responsable. Le casier viticole est un outil statistique qui sert de base à l’élaboration du cadastre viticole, lui-même instrument de la politique viti-vinicole locale en vue de l’amélioration de la qualité. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, nous sommes alors au début de la mise en œuvre des décrets lois de 1935-1936 sur les AOC (appellation d’Origine Contrôlée). L’objectif est alors d’avoir une photographie précise du vignoble français puis de suivre son évolution grâce à des mises à jour régulières afin de mieux dessiner les orientations à prévoir.
Mon travail terminé en Agenais, j’ai été chargé d’entreprendre le casier viticole de la Gironde. Ce fut, en 1957, ma première introduction dans le vignoble girondin. Là j’ai découvert l’état lamentable du Médoc. Le pays médocain avait été replanté en cépages hybrides après le phylloxera et à l’époque on n’avait pas encore mis au point la chromatographie[2] ; il était donc impossible de détecter la présence d’hybrides dans le vin. Or depuis 1935 et les décrets d’Appellations contrôlées, cela était interdit. Il fallait donc les arracher et replanter. Beaucoup de propriétaires en étaient incapables. J’ai alors vu des parcelles de la commune de Saint-Estèphe où il fallait écarter les ronces pour savoir s’il y avait de la vigne.
Ce qui a, je crois, sauvé le Médoc, ce fut l’arrivée des Pieds Noirs d’une part et la chromatographie de l’autre. Comme dans de nombreuses régions viticoles les viticulteurs rapatriés d’Algérie en 1962 ont apporté avec eux dynamisme et capitaux pour relancer une viticulture en crise. Mais surtout, technique d’analyse importée des Etats-Unis par Pascal Ribereau-Gayon alors professeur à l’Institut d’œnologie de Bordeaux, la chromatographie a été radicale en permettant de bien connaître les constituants d’un vin et notamment de repérer la présence ou non de cépages hybrides[3].
A la fin des années 50 la chromatographie sur papier permis d’éliminer les hybrides
Produit aux Etats-Unis et résistant au phylloxera, les cépages hybrides ont été introduits en Europe après la grande épizootie de la fin du 19e siècle. Ce sont des cépages gros producteurs et peu qualitatifs qui ont été interdits pour la production des vis d’A.O.C. en 1935. Mais en 1957, il y avait encore du noah, de l’alicante bouchet et des hybrides partout. Le gel de 1956 a été un évènement majeur à tous points de vue, point de vue qualitatif, point de vue technique car cela a permis de régénérer le vignoble en détruisant 30% des surfaces plantées, celles des terrains les plus froids, les plus humides. En l’espace de quelques années les hybrides ont disparus.
Après je suis parti au service militaire avec 9 mois passés en Algérie. Quand je suis revenu en 1960, je suis rentré au centre de gestion de la Chambre d’Agriculture et là j’ai fait mes armes dans la gestion viticole. En 1960, c’était les débuts des centres de gestion de la Chambre d’Agriculture. Le directeur Roy arrivait de l’Eure et connaissait bien la grande culture mais ignorait à peu près tout des cultures pérennes et donc de la viticulture. Pendant un ou deux ans on a participé à des réunions à Paris dans le cadre de l’Institut de Gestion et d’Economie Rurale (IGER) où se retrouvait le groupe vigne-vin pour bâtir tout ce qui était gestion viticole. Comme nous venions tous de régions viticoles éloignées de Paris, au bout de deux ou trois réunions, nous avons décidé d’organiser des réunions tournantes, dans chaque région, ce qui nous permit de mieux nous connaître. A chaque fois, après une journée de travail, était programmée une découverte du vignoble qui nous accueillait. Cela s’est avéré très utile car au départ on ne se comprenait absolument pas. Les Bourguignons parlaient encore d’ouvrée comme unité de surface alors que nous avions adopté les mesures métriques depuis longtemps… Nous avons eu des débats houleux sur la durée de l’amortissement, sur la durée de la mise en production, troisième ou quatrième feuille… Mais en un an grâce à cette expérience de découverte commune des différents paysages viticoles français, nous avions trouvé un langage commun et la question a été réglée.
Du service de la gestion je suis ensuite parti au groupe des études pour mener une enquête sur l’ensemble des agriculteurs de la Gironde afin d’envisager l’avenir à travers la question des successions. C’est alors que j’ai fait mes débuts en informatique avec les fiches perforées à 80 colonnes. L’exploitation a été faite à Paris dans les premiers ordinateurs qui remplissaient une pièce. Je suis resté à la Chambre d’agriculture jusqu’en 1969.
C’est alors que l’on est venu me chercher pour m’exfiltrer au Conseil Interprofessionnel des Vins de Bordeaux. Le directeur était Courtot, beau-frère de Jean-Paul Jauffret, négociant et futur président du C.I.V.B.. Quand les viticulteurs se sont aperçus de ce lien avec le négoce, ils ont souhaité mettre en face quelqu’un pour faire contrepoids au négoce. C’est comme cela que j’ai atterri au CIVB. A l’époque il n’y avait encore aucun service économique. J’ai essuyé les plâtres. J’ai surtout découvert que plutôt que de chercher à réduire les dépenses, il valait mieux tenter de valoriser le produit. Dans les centres de gestion, l’objectif était en effet de faire réduire les dépenses. Mais je me suis aperçu assez vite que cela était une voie sans issue car à force de réduire on touche à un moment donné à l’essentiel, aux traitements, aux engrais, etc… et la récolte décline. Donc j’ai choisi de travailler sur les recettes plutôt que sur les dépenses et donc à valoriser le produit.
C’était l’époque des premiers accords interprofessionnels avec le Syndicat des bordeaux. Celui-ci était encore somnolent et Pierre Perromat venait de le reprendre en main. En 1967, il a alors mis en place l’enregistrement de toutes les transactions. Tous, viticulteurs comme négociants, étaient obligés de déclarer leurs ventes en vrac par l’intermédiaire des courtiers qui apportaient les contrats, lesquels étaient visés par le CIVB. Cela permit de tenir les premières statistiques. Quand je suis arrivé au CIVB en 1969, les statistiques existaient donc déjà, mais elles étaient traitées à la main et j’ai pu introduire l’informatique.
Peu après mon arrivée ce fut le scandale des vins de Bordeaux, les affaires Cruse et Bert[4]. Quand un négociant vendait 100 hl, il rachetait 100 hl ; le prix importait peu. L’affaire n’était intéressante que s’il y avait un différentiel important entre les vins de table et les AOC. La mécanique était relativement simple : on achetait du vin blanc AOC, lequel était alors au prix du vin de table, et du vin de table rouge. Puis le vin rouge devenait de l’AOC, donc vendu plus cher et alors on gagnait bien sa vie. L’AOC blanc devenait du vin de table et là on ne perdait rien. Suite à cela on assiste à une envolée des prix et en franc constant, on n’a jamais retrouvé un tel niveau. Le résultat c’est que le système s’est cassé la figure.
[1] L'Institut des Vins de Consommation Courante (IVCC) a été créé en 1954 par le Décret n°54-437 du 16 avril 1954, en prolongement du Décret n° 53-977 du 30 septembre 1953 relatif à l'organisation et à l'assainissement du marché du vin, pour gérer le potentiel de production viticole (cadastre, droits de plantation, bois et plants) et l'organisation du marché des vins de table. A la création de l'OCM viticole, l'IVCC est chargé de sa gestion en lieu et place du FORMA, les fonds transitant par le budget du FORMA qui les lui délègue. Cet Institut est transformé en Office National Interprofessionnel des Vins de Table (ONIVIT) en avril 1976 (Décret n°76-302 du 7 avril 1976).
[2] La chromatographie est une technique permettant de séparer plusieurs constituants d'un mélange en les faisant migrer, sur une phase immobile, par une phase liquide ou gazeuse.
[3] Un cépage hybride est le résultat d'un croisement entre les vignes européennes (vitis vinifera) et les vignes américaines (vitis labrusca ou vitis riparia). Le nom d'hybride ou producteur direct fait référence à une famille de cépages issus du croisement.
[4] Pierre BERT était ancien négociant en vins de Barsac où il possédait une très grosse affaire employant trois cent cinquante personnes. Voir http://www.cavescooperatives.fr/la-fraude-et-le-vin.html et Pierre Bert - In vino veritas - L'Affaire des vins de Bordeaux - Editions Albin Michel (1974).
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